L’indécision : restez chez-soi ou aller en Ehpad

« Penses-y Maman » la voix de sa fille tournait en boucle dans sa tête.

« J’y pense tellement que c’est en train de me rendre malade ! » Elle se surprit à avoir prononcé ses mots à voix haute. Elle consulta son réveil. 5h51. De toute façon, je ne me rendormirais pas, autant que je me lève, se dit-elle en faisant bien attention à ce qu’aucun de ces mots ne sorte de sa bouche.

Aujourd’hui, nous nous intéressons à une torture de l’esprit que connaissent tous les vieux : L’indécision.

Vous n’êtes pas sans savoir que les vieux aspirent à vivre et mourir chez eux. Vous n’êtes pas non plus sans savoir que les choses ne sont pas aussi simples, et que la question du maintien au domicile historique se pose à un moment ou un autre de la vie au grand âge. Il n’est pas question dans ce podcast de savoir quelle décision prendre. Tellement de facteurs rentrent en jeu qu’il semble impossible de prendre cette décision pour quelqu’un. Je pourrais vous expliquer les raisons qui poussent les vieux à choisir l’une ou l’autre des options, mais ce n’est pas non plus l’objet de cet épisode.

Aujourd’hui, nous nous intéressons à l’état dans lequel poser cette question sur la table plonge les personnes concernées : (à savoir) l’indécision.

L’indécision est cette période que vit la personne âgée une fois qu’elle prend conscience de la fragilité de sa vie à domicile et que malgré tout, elle ne sait pas si elle devrait déménager ou rester chez elle. Cette indécision me parait avoir des répercussions psychologiques importantes : stress, angoisse, insomnie. Et pourtant je n’ai encore rien vu, entendu ou lu sur ce sujet.

En tant que proche, lorsque l’on voit nos parents vieillir, on prend conscience qu’il faudra prochainement avoir une conversation importante avec nos parents concernant leur avenir. Bien sûr, on ne souhaite pas les insulter de « vieux » en abordant la question trop tôt. Mais d’un autre côté, on le ressent comme un devoir, comme étant de notre rôle d’aborder cette question. Sauf que…

Sauf qu’au moment où le sujet sera sur la table, tout va changer…

Bien sûr que nos parents ont déjà réfléchi à cette question. Et ont même déjà une réponse : jamais, ils n’iront en EHPAD. Enfin, il y a deux ans, ils pensaient ça, maintenant, c’est plutôt « j’espère que je n’irai pas en EHPAD ». Sauf que désormais, leur fils leur en a parlé, ils ne peuvent plus faire comme s’il n’y avait pas pensé. Ils ne peuvent plus faire comme si cette question était trop incongrue pour qu’ils y pensent. Si dorénavant leur proche voit que le quotidien est plus dur qu’avant, alors que pourtant quand les proches sont là, ils ne laissent rien paraître, c’est peut-être qu’il faut sérieusement se poser la question.

Nous, professionnels, qui de manière directe ou moins directe faisons du Care management, sommes plus terre à terre. Nous cherchons à identifier la bonne destination, en espérant que répondre à la question “pour aller où” permette de répondre à la question” Faut-il rester chez soi ou partir”.

Je parle de la stratégie des professionnels, mais notons que c’est aussi celle qu’adoptent certains proches, certains enfants.

Et parfois de manière peu délicate. Écoutez plutôt :

Bonjour Maman, tiens-tu as vu, une nouvelle résidence pour séniors se construit à côté, ça a l’air bien”.

Ou bien encore : “Bonjour maman, je t’ai apporté ce prospectus, je l’ai reçu par hasard dans ma boite aux lettres, on pourrait se renseigner, ça n’engage en rien”.

Voyons maintenant ce qui se passe dans la tête des vieux quand ils entendent ce discours : « Mais tu me prends vraiment pour un con, tu veux me faire croire que tu es tombé dessus par hasard ou que tu me parles de cette résidence juste pour faire la discussion. SI tu as quelque chose à me dire, dis-le-moi, je suis vieux, pas débile ! »

Pourtant, ça parait censé vouloir apporter des réponses quant à la destination possible pour aider à sortir de cette indécision. D’ailleurs des fois cette stratégie fonctionne… Mais pour que cette stratégie soit réellement efficace, il faut comprendre ce qui se passe dans la tête du vieux à ce moment-là, et ce qui se joue derrière la question centrale : Rester chez soi ou partir.

Rester chez soi ou partir.

Je ne parlerai pas de l’importance du chez-soi. C’est bien sûr clé, mais je consacrerais un épisode entier à cette question.

Je ne parlerai pas non plus des destinations où partir, parce qu’à ce moment, elles importent peut.

Ce qui compte vraiment à ce moment, c’est ce qu’il y a derrière cette question. Derrière cette question, rester chez soi ou partir /se cache la question être ou ne pas être.

Oui, être ou ne pas être. La fameuse question shakespearienne. Ce qui se joue là n’est rien de moins que ce qu’on appelle en sociologie la sécurité ontologique. La sécurité ontologique est un concept d’Anthony Giddens qui signifie la confiance que l’on a dans sa propre identité.

Rester chez soi, c’est avoir l’assurance que l’on continuera à être, à être celui qu’on est et qu’on a été. Le mari, le père, le frère, le passionné de modélisme ou le grand cycliste, la collectionneuse d’assiette en porcelaine ou la mamie qui fait les meilleurs gâteaux du monde.

Partir c’est prendre le risque de perdre tout cela, ses statuts, ses rôles, son identité. Et ces pertes sont inenvisageables pour la personne.

Je l’ai entendu des dizaines de fois et certainement vous aussi : « c’est ici qu’avec mon mari, nous avons élevé nos enfants, et maintenant qu’il est mort, si je devais partir j’aurais l’impression de me séparer de lui ». Ou quelque chose dans le genre.

Nous l’avons tous entendu. Nous comprenons cette souffrance, nous voyons que cela se joue sur le registre émotionnel.

Et pourtant nous continuons de nous inscrire dans le registre factuel. Nous faisons comme si le domicile était une somme de problème que nous cherchons à résoudre : vous avez peur ? On va vous installer une alarme ou mieux, au sein de notre établissement il y a une infirmière 24h/24 qui veille sur vous. Vos escaliers vous fatiguent ? Que diriez-vous d’un monte-escaliers chez vous, ou mieux, un ascenseur dans une résidence flambant neuve. Vous vous sentez seule ? Je vous installe un système de téléconférence pour communiquer avec vos enfants et en cadeau, je vous offre ce robot de compagnie, vous allez voir, on s’attache très vite à lui. Ou mieux, que diriez-vous de vivre avec de vraies gens, dans une petite communauté de vieux, c’est inclusif et très à la mode !

Conneries. Bip bip bip

L’indécision ne disparaît pas avec les réponses aux problèmes du domicile.

L’indécision disparaît avec l’assurance de la maintenance de son identité dans le temps.

Comment faire cela ?

En réussissant à distinguer ce qu’est la personne, son identité, du lieu qu’elle habite. Et ce n’est pas facile, car à l’heure actuelle, elle pense que ces deux éléments sont indissociables.

Il faut réussir à reconstruire symboliquement et matériellement un nouvel espace offrant cette sécurité ontologique. J’ai observé au cours des années des manières très différentes de faire cette reconstruction : faire un ménage de printemps, assembler une valise de souvenir, donner les objets auxquels on tient et qu’on utilise plus à ces proches pour savoir qu’ils continuent d’exister chez eux, réfléchir aux activités que l’on emmènerait avec soi le temps d’un long voyage : des livres, des photos, son couteau d’office, son ordinateur, son instrument de musique, sa tasse préférée. Il y a sans doute de nombreuses autres manières de le faire. Aucune n’est idéale et chacun doit trouver la sienne. Et puis ce n’est pas forcément un acte précis, au contraire, cela s’inscrit dans un temps plus long.

Le résultat de ce processus est d’offrir un nouveau chez-soi, agréable et pérenne. Un dernier chez-soi !

Et vous pourriez me dire :

Oui, mais alors, il s’agit bien de déménager ?!

Ce n’est pas ce que je dis. Mon propos, c’est qu’il faut construire une bulle protectrice autour de la personne lui assurant la préservation de son identité. Ceci fait, il est temps de régler les problèmes effectifs du logement qui ont conduit à poser sur la table cette épineuse question. Et là, les réponses pourraient être dans une logique de maintien au domicile ou dans une logique de mobilité résidentielle. Peu importe. Chaque logique à son intérêt et ses raisons d’être.

Mais il ne faut pas chercher à mettre en œuvre ces logiques tant que le travail identitaire ici préconisé n’est pas réalisé.

C’est valable pour les vieux

C’est valable pour les proches

C’est valable pour les professionnels

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